jeudi 30 décembre 2010

Mercredi 21 décembre 2011 : Mon iPad est vivant - 2ème partie


Les jours passèrent, tous assez semblables, et peu à peu j'oubliais l'incident.

C'est un matin, environ quinze jours après l'achat de l'application WitchProject, que je découvris en l'allumant la nature désormais unique de ma tablette.
En effet, au lieu d'accéder à l'habituelle page d'accueil - là où toutes les icônes sont réunies comme des bonbons dans un sachet de friandises - je tombai sur un écran parfaitement vide; du moins qui le resta jusqu'à ce qu'apparaisse le message suivant :

Notre analyse est terminée. Vous êtes à 95% le pur produit de votre génération, et de votre société.
Nous allons faire de vous un agent du changement.
Vous devrez vous conformer à nos instructions. La 1ère suivra bientôt.

Après environ cinq minutes, durant lesquelles je tapotai un peu partout sur l'écran dans l'espoir de comprendre ce qui se passait, le message disparut de l'écran tactile, et l'iPad retrouva son interface habituelle.

J'étais complètement perdu, désemparé. Le fonctionnement de l'iPad avait jusqu'alors été si convenu, si rassurant. Mais ça c'était totalement inédit, totalement inattendu. C'était même carrément toxique compte tenu de mon état psychologique - plus qu'hypothéqué - d'alors.

Je me dis que ce devait être un virus, forcément, et je fis quelques recherches à ce sujet sur le web, des recherches qui se révélèrent infructueuses; Nulle part il n'était fait mention d'un virus de ce type affectant la tablette Apple. Et d'ailleurs, pour le moment, aucun virus n'avait encore été recensé pour cette plateforme.

Je me résignai donc, non sans une certaine angoisse, à attendre la 1ère 'instruction' dont parlait le message. Je n'eus pas à attendre très longtemps.

(suite dans un prochain billet)

dimanche 26 décembre 2010

Jeudi 27 février 2027 : La dernière bibliothèque

- Bon allez, M'sieur Vian, faut y aller maintenant !

Le vieux monsieur un peu voûté qui se tenait dans l'ombre du porche ne se retourna pas. À travers la porte encore ouverte il avait le regard perdu vers le fond de la grande salle, là où se trouvaient tout récemment encore les plus belles collections de la bibliothèque. 
Sa bibliothèque.

Il y avait consacré la quasi-totalité de sa carrière professionnelle, lui le passionné des livres, le passionné des lecteurs, le passionné du Savoir tout court.
Mais aujourd'hui, ce jeudi 25 février 2027, après près de 40 années dans ces lieux magiques, il lui fallait rendre les armes, et laisser la Technologie - abhorrée - en prendre possession…

- ...Monsieur Vian, il faut vous dépêcher, les gars du chantier ne vont pas tarder maintenant… Faut vraiment y aller…
- Voilà voilà j'arrive, mais quand même, j'avais une question…
- ...Quelle question ?
- Il reste encore des ouvrages dans un entrepôt, peut-être 5% sur l'ensemble de ce que possédaient les bibliothèques de la ville, qu'est ce qu'ils vont en faire ?
- Ah, ils vous l'ont pas dit ?
- Non, dit quoi ?…
- Ces livres, finalement, on ne les garde pas. Je sais que c'est ce que le plan prévoyait, mais finalement, il y a deux jours, ils ont décidé que rien ne serait conservé.
- Mais je ne comprends pas, ce sont des éditions rares, parfois très anciennes et-
- -Je sais tout ça. Mais personne n'en veut, et la Ville ne saurait pas où les mettre de toute façon, ces livres. Ya pas de budget pour ça !
- Mais qu'est ce qu'ils vont devenir alors ?
- Une firme s'est porté acquéreuse in-extremis, ils ramassent tout en fin d'après-midi.
- Ah bon quand même, et qu'est ce qu'elle fait dans la vie, cette entreprise ?
- Ils sont dans le recyclage, tous ces vieux papiers inutiles vont revivre sous la forme d'emballages de matériel informatique. Plutôt une belle fin, non ?

Monsieur Vian le regarda sans rien répondre, et s'éloigna finalement de la bibliothèque.
Il quittait sa véritable maison, et vraiment peu lui importait où il irait désormais.

mardi 21 décembre 2010

Mardi 24 mai 2016 : Rupture

C'est au matin du mardi 24 mai 2016, à 08h15, qu'il passa à l'acte.
Et ce fut rapide, la conclusion logique d'un processus qui avait été lent mais qui à cet instant précis franchit le point de non retour.
Il procéda en deux temps :

D'abord il supprima systématiquement, les uns après les autres, tous les comptes qu'il avait sur les réseaux sociaux. Comme une prise qu'on arrache brutalement, il disparut de la totalité des espaces numériques; il cessa de recevoir, d'émettre, d'échanger.
Pour les vastes communautés qu'il développait et cultivait depuis des années, jour après jour, il était désormais - et définitivement - inscrit aux abonnés absents.

Ensuite il fit l'inventaire des 'devices' communicants qu'il utilisait au quotidien, il en compta 6, il les rassembla au centre de sa table de cuisine. Et puis il réfléchit.
Au terme de la journée il avait pris sa décision, il revint chercher ses équipements, les porta au poste de recyclage le plus proche et procéda lui-même à leur destruction. Il n'en resta rien, que de vagues débris qui servirent entre autres à la fabrication de contenants en plastique.

On sait ensuite qu'il prit la route, probablement vers le sud. On entendit vaguement parler d'un homme qui passa le reste de sa vie à restaurer, tout seul, comme il le pouvait, les restes délabrés d'un village perdu dans une des zones désertifiées qui parsemaient les provinces françaises.

Si l'on avait vécu avec lui à cet époque, on aurait été frappé par le regard qu'il portait, le soir venu, sur ses mains. Ses mains dont il découvrit à quel point elles pouvaient s'abîmer, s'épaissir, se durcir - À quel point elles étaient faites pour bâtir.

Cette phase de sa vie, après ce qu'il appela sa 'Rupture', ce fut comme une deuxième naissance dans un monde qui bien sûr n'était pas nouveau, mais qu'il redécouvrit pleinement; tout simplement parce qu'il y était, tout entier - et qu'il l'habitait.

mercredi 15 décembre 2010

Mercredi 7 décembre 2011 : Mon iPad est vivant


J'étais déprimé, j'étais comme on dit 'hors circuit', je n'avais plus goût à grand-chose, je passais des heures chez moi à faire à peu près rien.

Il ne me restait plus qu'un seul plaisir, celui de fouiller les profondeurs de l'App Store en quête d'apps inconnues, bizarres, voire franchement inutiles. Des comme ça, il y en avait des milliers, de quoi satisfaire largement ma soif de collectionneur…

C'est ainsi qu'un jour de novembre je tombai sur cette icône, un symbole sombre, indistinct, sur un fond rouge sang. L'app était classée 14 952ème, autant dire qu'elle était invisible pour la quasi-totalité des usagers du store, et elle s'appelait 'WitchProject' un nom pour le moins mystérieux - et franchement le descriptif n'aidait pas à s'en faire une idée plus précise :

'WitchProjet vous aidera à retirer le plein potentiel de votre iPad. Grâce à WitchProject vous ferez de votre tablette un compagnon précieux pour chacun des instants de votre vie. WitchProject est le fruit d'un très important travail de développement réalisé par un groupe de chercheurs chevronnés basés à Port-au-Prince, en Haïti'

Et c'était tout. Mais pour moi c'était bien assez, il me la fallait.
Je touchai donc la boite 'j'achète', et ma carte de crédit fut débitée pendant que s'installait la nouvelle icône sur mon écran, ce qui ne prit pas plus de 10 secondes. …L'app, visiblement, n'était pas lourde.
Il apparut par contre très vite qu'elle était buggée; en effet toucher l'icône ne déclenchait absolument rien, à peine si l'affichage tressautait un peu.
J'étais déçu bien sûr, d'autant qu'à 9,99$ l'app n'était pas donnée, mais ce genre de mésaventure - clairement un plantage au lancement - arrivait régulièrement, et je me dis que la prochaine mise à jour corrigerait certainement ce bug. Je pris donc mon mal en patience.

Ce n'est que plus tard que je compris la véritable fonction de l'application, ce à quoi elle servait réellement

(suite dans un prochain billet)

dimanche 12 décembre 2010

Mardi 13 décembre 2011 : @idee_noire

À un moment donné je fis une recherche sur Google. Je voulais savoir si réellement j'étais dépressif, et si oui à quel point. Le test 'beck' me fournit une réponse en 5 minutes, une réponse tout à fait claire : Je me trouvais déjà au niveau 2, qualifié de 'Avancé' par l'outil.
Je vivais seul, je n'avais personne avec qui parler, mais j'avais Twitter, et surtout je disposais déjà de plus de 3000 fidèles abonnés. Alors Twitter me servit de thérapie.

Mon nouveau pseudo me sembla évident : @idee_noire; quant au logo, mon choix se porta sur un oiseau à la con, pas la version bleu roi si représentative du réseau, mais un spécimen bien noir, avec des grands yeux imbéciles et un long bec d'un jaune terne… Un oiseau qui faisait la gueule - un corbeau, sans l'ombre d'un doute.

Et puis je me mis à tweeter, à injecter mon venin à tous mes gentils abonnés sous perfusion, à nourrir le fil d'idées noires, des idées du genre à vous donner le goût de vous intéresser à votre propre mort.
Rapidement je me rendis compte que mes tweets rencontraient un vif succès, les retweets se faisaient fréquents, nombreux, et j'étais cité, souvent. Ma petite communauté d'abonnés se mit à se développer à grande vitesse.
Tout ça me faisait énormément de bien; à force de tweets je soulageais ma misère morale, et je n'avais pas besoin de pilules.

Ce n'est que bien plus tard que je fis le lien avec les Évènements. 
Ce soir-là je consultai les nouvelles sur mon  iPad 3G - assez machinalement je dois dire, tellement de flux RSS - lorsque je me rendis compte qu'il était beaucoup question de la vague de suicides. Un journaliste plus curieux que les autres avait fait quelques recoupements : 90% des victimes utilisaient Twitter, toutes étaient francophones, toutes résidaient au Québec.
Un frisson me parcourut l'échine, je n'avais pas consulté mes stats depuis plusieurs mois et je perdis quelques minutes avant de parvenir à afficher mon dashboard. Mais ce que je vis était clair, et je fis mon propre recoupement : À force de tweets j'étais devenu pour plusieurs une sorte de guide macabre, montrant chaque jour un peu plus loin, un peu plus clairement, le chemin vers l'ultime recours. 
En quelques mots terribles, je résumai la situation : j'avais causé leur mort.

dimanche 5 décembre 2010

Jeudi 3 septembre 2062 : Un vieux et son robot

Trois heures qu'ils étaient partis, brutalement. Près de 450 adultes, évanouis en quelques heures, on ne savait où. Dès l'annonce de la nouvelle disposition, qui les avait libéré de leur obligation d'aidant naturel permanent, ils s'étaient précipités dans leurs life-kubicules pour y rassembler leurs effets personnels. 
Et puis ils étaient partis. Le laissant seul, lui et les autres. Les autres vieux.

La zone sécurisée 'Crépuscule Doré' était maintenant parfaitement calme; on percevait même, de loin en loin, le bourdonnement régulier des climatiseurs et la litanie monotone des routines-médicaments.

Les 'remplaçants' ne faisaient pas de bruit inutile, les 'remplaçants' se mettaient déjà en place, bien en position au coin du lit, au fond de la chambre, devant le fauteuil. Prêts à servir.

Le sien s'était placé lui aussi. Debout bien droit devant la fenêtre, masquant le soleil. Aussi immobile qu'une statue, il avait un regard d'abîme, il guettait le besoin de son maître, les batteries bien rechargées.

- Voulez-vous un jus d'orange ?
- Va te faire foutre, répondit le vieux
- Alors vous voulez un jus d'orange. Je vous apporte un jus d'orange.

Et la chose se mit en mouvement vers la paillasse-cuisine, revint avec un verre à la main, empli d'un liquide jaune vif.

- Maintenant vous allez boire le jus d'orange ?
- Non
- Bien, buvez ce jus d'orange, c'est bon pour vous.
- Non, merde !!
- L'instruction est : Il doit boire le jus d'orange à 17h55. Vous allez donc boire.
- Non, bordel, va te faire foutre, saleté de machine !!!
- Instruction est, aussi : Un langage ordurier ne sera pas toléré. Je vais devoir sanctionner. La sanction est : Pas de connexion famille pendant 3 jours.
- OK OK OK je vais boire, et je m'excuse pour mon langage, ça va c'est bon ??
- Vous buvez mais la sanction demeure. Vous parlerez à vos petits enfants dans 71 heures et 59 minutes.

Le vieux but, et laissa sa tête retomber mollement sur l'oreiller. Il avait 92 ans, il était né en 1970. Il regrettait tellement le XXème siècle que ça lui faisait mal aux tripes.